Spinoza
dans Althusser: libérer la pratique
Il
est des textes qui produisent un effet de saisissement, des textes “vivants”
qui interpellent leurs lecteurs et les invitent à agir sur le monde ou sur
eux-mêmes. Outre les textes, parmi ces objets saisissants il faut compter certaines
œuvres d’art qui nous regardent et qui ménagent une place au spectateur par un
certain vide intérieur, par le fait qu’elles incluent une distance à
elles-mêmes. Nombreux sont les tableaux qui nous regardent, ces pièges à
regards. Althusser dénombre les quelques auteurs qui, en philosophie, ont
produit cet effet: Machiavel, Spinoza, Marx, Freud, des auteurs dont les textes
théoriques sont inséparables d’un appel à l’action ou la transformation éthique
ou politique. Ce sont des textes qui ne permettent pas l’indifférence. Si Louis
Althusser s’intéresse à ces textes c’est dans la mesure où, de son propre aveu,
il se veut “philosophe-communiste”. Or il est difficile d'être communiste en
philosophie. Son grand problème est le rapport de la théorie à la pratique,
notamment à la pratique politique.
La
rencontre de Spinoza, l’auteur d’une Éthique qui contient toute sa philosophie,
produira un effet décisif sur la façon dont Althusser traitera ce problème. Il
s’agit bien d’une rencontre, d’un événement imprévisible qui fait intervenir un
philosophe d’origine catholique devenu marxiste militant et un philosophe
hérétique Juif du XVIIème siècle qui est d’après les manuels le grand penseur
du déterminisme absolu, dont l’œuvre politique et surtout l’aspect politique de
sa métaphysique ont été longtemps quasiment passés sous silence. Et pourtant,
la politique est déterminante pour Spinoza, au sein de son ontologie et de son
éthique qui seront les vrais fondements de sa politique. Comme le dit Antonio
Negri: la vraie politique de Spinoza est sa métaphysique.
Althusser
est un philosophe marxiste, membre du Parti communiste français. Depuis la
moitié des années 50 il se débat en tant que philosophe et que militant dans
les impasses d’un stalinisme aussi incapable de penser la pratique politique
que d’agir dans un sens révolutionnaire. Le stalinisme théorique est un
déterminisme économique qui établit un rapport de causalité entre l’instance
économique considérée comme la base matérielle de l’édifice social et les
superstructures qui se développent sur cette base, y compris la politique. En
outre, ce déterminisme se double d’un finalisme, de l’idée d’une dialectique de
l’histoire pour qui tout moment présent est le moment le plus élevé d’un
développement historique qui conduit inexorablement au socialisme et au
communisme. Dans ce déterminisme la seule marge d’action, elle-même assez
réduite, appartient à la direction du Parti qui, fort de sa connaissance de la
nécessité historique peut accélérer la naissance du nouveau monde.
Ce
déterminisme propre au marxisme orthodoxe ne permet pas d’après Althusser, de
penser une histoire au présent, toute histoire reste une histoire du passé, du
fait accompli. La politique se voit ainsi neutralisée et devient proprement
impensable.
Après
la mort de Staline les PC essaient de sortir du blocage politique et de
l’isolement social associés au stalinisme. En URSS et dans les partis frères
d’Occident, on chercha une issue dans l’humanisme qui rendait enfin le
protagonisme à l’homme et à la liberté humaine face aux forces opaques de
l’économie. La pratique pouvait enfin se fonder sur la liberté et la conscience
humaines, ce qui autorisait les communistes à s’allier avec tous les secteurs
progressistes qui partageaient ces principes.
Althusser,
on le sait, prend parti contre cette solution de facilité et critique à partir
de l’œuvre de Marx la notion d’homme, dont il nie la valeur théorique. Pour retrouver
la philosophie du Marx du Capital, qui n’a plus produit dans son âge mûr
de texte spécifiquement philosophique, Althusser réalisera un “détour par
Spinoza”. Dans son refus de l’humanisme il s’inspire largement de Spinoza qui
déclarait la liberté d’indétermination une illusion imaginaire et refusait de
considérer l’homme comme une réalité à part dans la nature. En ce refus de
considérer l’homme, selon l’expression de Spinoza, comme “un empire dans un
empire”, l’anomalie spinoziste s’inscrit contre une philosophie moderne,
“bourgeoise” qui a toujours établi une opposition dans la réalité entre deux
règnes: le règne de la liberté qui pense l’action libre et volontaire des
sujets humains et divin, et le règne de la nécessité qui pense la nature comme
régie par des lois strictes. Cette bipartition part du principe théologique
qu’un Dieu transcendant, distinct de la nature, serait l’origine “libre” d’un
ordre naturel nécessaire. La nécessité est ainsi tributaire d’une liberté qui
la fonde. La nécessité qui exprime le dessein de Dieu s’exprime pour nous comme
un destin opaque.
Spinoza
identifie face à ce modèle binaire Dieu à la Nature et de ce fait la puissance
du premier à celle de la seconde. Ceci bouleverse la problématique du courant
principal de la philosophie moderne et anéantit la bipartition qui le fonde. La
puissance divine s’exprime à travers une infinité de modes finis qui constituent
la puissance-même de la nature et celle de Dieu. Chacun de ces modes exprime la
puissance divine d’une certaine façon et se trouve être aussi absolu dans
l'affirmation de sa puissance que Dieu lui-même. Bien sûr, chaque individu est
un produit de la nature, l’effet complexe d’une causalité complexe. Il est donc nécessaire, mais il est aussi
l’affirmation finie de la puissance absolue de Dieu et, comme Dieu lui-même, il
peut produire des effets conformes à son essence et être libre. Liberté et
détermination ne sont pas des contraires si on entend par cause libre celle qui
produit des effets conformes à son essence ce qui n’a rien à voir avec une
volonté d’indétermination.
Sur
la base du déterminisme spinoziste Althusser produit une théorie de la
détermination sociale fondée sur la complexité et en opposition au déterminisme
stalinien. Il n’existe pas pour Althusser de causalité simple de l’économique
sur les autres instances du tout social, mais un jeu complexe où toute réalité
se présente comme l’effet d’un ensemble, non prédéterminé, de déterminations. C’est
ce genre de détermination irréductiblement complexe et toujours singulière
qu’Althusser nommera “surdétermination” se servant d’un terme emprunté à Freud.
Tout événement historique est l’effet d’une rencontre de lignes de causalités
variées dont rien ne permet de prévoir la rencontre. Ainsi, pour l’Althusser de
Pour Marx, la seule règle en matière de détermination historique est l’exception
sans que l’économique puisse jamais agir comme une cause simple.
Pour
penser la surdétermination au sein du tout social Althusser parlera dans Lire
le Capital de “causalité structurale” et il identifiera cette causalité
structurale à la causalité immanente de Spinoza. La causalité structurale pense
la détermination du tout par les parties ainsi que, viceversa, la détermination
de chacune des parties par un tout toujours déjà complexe. Ainsi est reprise
dans un contexte marxiste la causalité immanente de Spinoza qui présente Dieu
comme cause immanente et non transitive de ses effets, c’est à dire comme une
cause infinie qui est active et présente dans ses effets finis. Un texte inédit
de 1967 qui reprend une conversation entre Althusser et le Père Breton sur
Spinoza et l’émanatisme refuse de penser Dieu comme une réalité “résiduelle”
par rapport à ses formes d’expression, les attributs infinis qui sont autant de
registres de l’être. La puissance et l’essence divines sont entièrement
investies dans les effets de Dieu, autrement dit dans la nature. Dieu n’a
jamais été autre chose que la nature infiniment complexe et non un principe
simple de celle-ci. Également, dans les pages de LLC, la base matérielle n’est
jamais autre chose que les diverses instances qui la déterminent au sein d’un “tout
complexe structuré à dominante”.
Cette
détermination complexe se fonde sur la rencontre sans loi préalable de lignes
de causalité multiples. Althusser nommera cette rencontre en tant qu’événement
historique d’un mot emprunté à Lénine: “conjoncture”. Une conjoncture
historique est un effet de rencontre dans lequel un certain ordre peut se
consolider ou entrer dans une crise définitive. Machiavel, étroitement associé
à Spinoza dans un premier moment, sera pour Althusser le grand penseur de la
conjoncture. Machiavel fera dépendre dans Le Prince le succès d’une
entreprise politique, en l’occurrence l’unification italienne, de la rencontre
entre la Fortune, l’ensemble des déterminations données pour une action
politique, et la “virtù”, la capacité d’un agent politique de saisir l’occasion
et mettre la Fortune au service de son dessein. Aucune loi morale ni juridique,
aucune nécessité historique, ne déterminent cette rencontre singulière.
Althusser,
dans un deuxième temps, opposera Machiavel à Spinoza. Spinoza sera le
philosophe de système face à Machiavel qui bouleverse la philosophie à partir
de son extérieur politique et historique. Machiavel, en effet, est un des rares
auteurs qui, d’après Althusser, ont pensé leur œuvre à l’intérieur de l’histoire
dont cette œuvre fait la théorie, comme une véritable force historique en
mesure de produire des effets. Chez Machiavel, comme chez Spinoza, chez Marx ou
chez Freud, l’œuvre contient une “topique” c’est à dire un tableau d’inscription
spatiale des différents niveaux de détermination d’une réalité donnée. Grâce à
l'espace déployé par la topique, l’oeuvre est l’objet d’une double inscription:
1. comme théorie et connaissance générale des conditions d’une action, 2. mais
aussi comme idéologie historiquement efficace. C’est en effet, en tant
qu’idéologie qu’une théorie peut s’adresser aux masses, les interpeller et
devenir efficace. Mais pour cela il faut la situer en tant qu’idéologie dans le
cadre de son propre contexte historique. La topique a, en outre, des
implications d’ordre pratique. Le Prince de Machiavel est pour Althusser
qui reprend cette perspective de Gramsci, un “manifeste”, un appel à l’action
et une interpellation adressée à l’individu qui pourra devenir sujet de l’action,
le prince. Le Prince, le livre, est un texte à la fois réaliste, en ce
qu’il décrit les conditions de la fondation d’une principauté nouvelle, et
utopique dans la mesure où il enregistre l’absence du sujet capable d’accomplir
cette tâche et que le texte lui-même cherche à produire par interpellation.
Althusser
constate dans ses derniers textes que le même rapport existant dans Le
Prince machiavélien entre Fortune et vertu se retrouve chez Spinoza dans le
TTP quand il s'agit de la rencontre entre le prophète et son peuple ou même
dans la théorie des affects de Spinoza qui est une théorie des bonnes et des
mauvaises rencontres que peut faire le conatus, c’est à dire l’effort de chaque
individu pour persévérer en son être. Chez Machiavel et chez Spinoza Althusser
rencontre un même univers libre d'ordre moral, de fondement et de garantie. À
propos de cette proximité, Althusser ira jusqu'à affirmer dans un texte inédit que
Spinoza aurait “théorisé” la philosophie implicite de Machiavel. On peut
déterminer cette proximité dans un rejet commun, manifeste chez Machiavel et
dissimulé chez Spinoza d’une philosophie de système qui ignore son rapport à la
pratique. Dans la mesure où les deux penseurs font recours à la topique ils
constituent deux véritables anomalies dans la philosophie moderne européenne.
La
crise du marxisme de la fin des années 70 est reconnue et annoncée par
Althusser dans ses écrits et interventions de l’époque. Cette crise marque la
fin de toute illusion sur la nécessité historique du socialisme fondée sur un
déterminisme économique ou sur une autre base quelconque. L’idée de
détermination en dernière instance qui présente l’économie comme un fondement
et une origine du processus historique se révèle comme un résidu téléologique
et, en dernier terme religieux. Le socialisme scientifique et le matérialisme
dialectique ne constituent pas des formes de pensée révolutionnaires mais des
positions apologétiques de l’ordre établi, que ce soit dans les États
socialistes ou dans les Partis communistes occidentaux. L'idée d'une histoire
lisible parce qu'écrite dans la réalité historique doit être abandonnée comme
idéaliste. L'histoire, comme le montre cette transition à reculons du socialisme au capitalisme, n’a pas de
direction. Il ne reste dans l’histoire effective, que ce que Machiavel appelait
“la verità effettuale della cosa" ou Spinoza, d'un mot lucrétien
"rerum natura", la nature des choses sans lois prédéterminées, sans
déterminisme et sans téléologie. Sans aucune garantie.
L’histoire
se présente comme aléatoire, à la fois complexe et opaque. Elle ne peut être
connue en transparence puisqu’en bon matérialisme spinoziste l’idée du cercle
n’est pas le cercle et l’idée du chien n’aboie pas et l'histoire réelle, par
conséquent ne se confond pas avec la connaissance de l'histoire. La
connaissance ne s’obtient pas par simple lecture ou expérience vague, mais par
production de concepts. Toute autre chose, nous enseigne le spinozisme
d’Althusser, est illusion, projection d’un désir sur la réalité. La réalité
historique n’a pas de lois prédéterminées, toute loi, toute régularité provient
d’une rencontre entre divers éléments, d’une rencontre qui "prend", dont
le rapport entre les éléments se reproduit en une structure stable. Althusser,
comme l’avait fait Spinoza dans bien des passages de son œuvre, retrouve le
matérialisme non nécessitariste de l’Antiquité, celui de Lucrèce et d’Épicure
qui avaient déjà profondément influencé Machiavel et Spinoza. Un matérialisme
de la rencontre, un matérialisme aléatoire, qui renonce à nommer une
détermination en dernière instance en deçà de toute rencontre, parce que la
détermination en dernière instance n’est que l’autre nom de l’origine, ce
dernier résidu du principe de raison suffisante et d’une métaphysique
téléologique. Toute instance devient déterminante en dernière instance, toute
instance est base matérielle.
Le
capitalisme actuel, un capitalisme qui réalise la subsomption réelle du travail
dans le capital, semblerait donner raison à cet Althusser aléatoire, tant le
capitalisme lui-même a liquidé cette localisation stable d’une base matérielle
dans la production “matérielle”. La production est aujourd’hui généralisée, la vie
entière dans tous ses aspects produit de la valeur. Althusser le reconnaît dans
ses derniers textes politiques parfois délirants: la politique et l’économie se
confondent, mais l’idéologie elle-même devient centrale dans la production
capitaliste. Le panorama apaisant dominé par le développement des forces
productives doit être abandonné.
Tout
doit être repensé à nouveaux frais, avec la même radicalité dont Marx avait
fait preuve en son temps pour analyser le capitalisme industriel naissant et
Althusser s'y essaie; il reconnaît les différences entre le capitalisme actuel
et celui du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècles, l’extrême
mobilité de l'instance dominante dans la phase actuelle, la dispersion de la
production dans toutes les instances. Toutefois, Althusser rencontre une limite:
il ne pense pas la spécificité d’un capitalisme à dominance financière et se
trouve incapable de comprendre les conséquences de cette nouvelle configuration
pour une politique communiste. En outre, il conçoit, poussé par un théoricisme
résiduel, l’organisation comme une coordination mondiale d’intellectuels.
L’idée d’une politique des multitudes, de la capacité de production
intellectuelle et de détermination stratégique des multitudes, reste étrangère
à Althusser. Non qu’il ne reconnaisse pas l’existence d’une grande vertu
communiste dans les interstices du capitalisme actuel, mais cette virtù, reste
subordonnée à un regard d’en haut. La topique ne s’applique qu’à l’intellectuel
et au dirigeant, pas à la multitude. Le regard du Parti demeure bien présent
comme l’oeil de Dieu dans la tombe de Caïn, alors que les contenus théoriques
associés à ce regard ont été définitivement liquidés. Le spinozisme d’Althusser
a accompli sa tâche destructrice, mais il n'a pas atteint une théorie, encore
moins une pratique de la potentia multitudinis, la puissance de la
multitude qui est la clé matérialiste de la politique spinoziste. On voudrait s’exclamer:
“encore un effort, Althusser, pour devenir spinoziste!” Il existe aujourd’hui,
au sein même d'un néolibéralisme qu'Althusser a eu la vertu de ne pas assimiler
à une simple défaite, beaucoup de virtù, beaucoup de conatus et
de cupiditas, de désir de libération, de désir communiste de coopération
libre, pris dans les rets d’un capital financier qui le capture et qui
l’exploite. Il s’agit pour nous de le libérer!
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