sábado, 15 de febrero de 2020

Soutenance. Spinoza dans Althusser: libérer la pratique Bruxelles, 14 février 2020








Spinoza dans Althusser: libérer la pratique

Il est des textes qui produisent un effet de saisissement, des textes “vivants” qui interpellent leurs lecteurs et les invitent à agir sur le monde ou sur eux-mêmes. Outre les textes, parmi ces objets saisissants il faut compter certaines œuvres d’art qui nous regardent et qui ménagent une place au spectateur par un certain vide intérieur, par le fait qu’elles incluent une distance à elles-mêmes. Nombreux sont les tableaux qui nous regardent, ces pièges à regards. Althusser dénombre les quelques auteurs qui, en philosophie, ont produit cet effet: Machiavel, Spinoza, Marx, Freud, des auteurs dont les textes théoriques sont inséparables d’un appel à l’action ou la transformation éthique ou politique. Ce sont des textes qui ne permettent pas l’indifférence. Si Louis Althusser s’intéresse à ces textes c’est dans la mesure où, de son propre aveu, il se veut “philosophe-communiste”. Or il est difficile d'être communiste en philosophie. Son grand problème est le rapport de la théorie à la pratique, notamment à la pratique politique.

La rencontre de Spinoza, l’auteur d’une Éthique qui contient toute sa philosophie, produira un effet décisif sur la façon dont Althusser traitera ce problème. Il s’agit bien d’une rencontre, d’un événement imprévisible qui fait intervenir un philosophe d’origine catholique devenu marxiste militant et un philosophe hérétique Juif du XVIIème siècle qui est d’après les manuels le grand penseur du déterminisme absolu, dont l’œuvre politique et surtout l’aspect politique de sa métaphysique ont été longtemps quasiment passés sous silence. Et pourtant, la politique est déterminante pour Spinoza, au sein de son ontologie et de son éthique qui seront les vrais fondements de sa politique. Comme le dit Antonio Negri: la vraie politique de Spinoza est sa métaphysique.

Althusser est un philosophe marxiste, membre du Parti communiste français. Depuis la moitié des années 50 il se débat en tant que philosophe et que militant dans les impasses d’un stalinisme aussi incapable de penser la pratique politique que d’agir dans un sens révolutionnaire. Le stalinisme théorique est un déterminisme économique qui établit un rapport de causalité entre l’instance économique considérée comme la base matérielle de l’édifice social et les superstructures qui se développent sur cette base, y compris la politique. En outre, ce déterminisme se double d’un finalisme, de l’idée d’une dialectique de l’histoire pour qui tout moment présent est le moment le plus élevé d’un développement historique qui conduit inexorablement au socialisme et au communisme. Dans ce déterminisme la seule marge d’action, elle-même assez réduite, appartient à la direction du Parti qui, fort de sa connaissance de la nécessité historique peut accélérer la naissance du nouveau monde.

Ce déterminisme propre au marxisme orthodoxe ne permet pas d’après Althusser, de penser une histoire au présent, toute histoire reste une histoire du passé, du fait accompli. La politique se voit ainsi neutralisée et devient proprement impensable.

Après la mort de Staline les PC essaient de sortir du blocage politique et de l’isolement social associés au stalinisme. En URSS et dans les partis frères d’Occident, on chercha une issue dans l’humanisme qui rendait enfin le protagonisme à l’homme et à la liberté humaine face aux forces opaques de l’économie. La pratique pouvait enfin se fonder sur la liberté et la conscience humaines, ce qui autorisait les communistes à s’allier avec tous les secteurs progressistes qui partageaient ces principes.

Althusser, on le sait, prend parti contre cette solution de facilité et critique à partir de l’œuvre de Marx la notion d’homme, dont il nie la valeur théorique. Pour retrouver la philosophie du Marx du Capital, qui n’a plus produit dans son âge mûr de texte spécifiquement philosophique, Althusser réalisera un “détour par Spinoza”. Dans son refus de l’humanisme il s’inspire largement de Spinoza qui déclarait la liberté d’indétermination une illusion imaginaire et refusait de considérer l’homme comme une réalité à part dans la nature. En ce refus de considérer l’homme, selon l’expression de Spinoza, comme “un empire dans un empire”, l’anomalie spinoziste s’inscrit contre une philosophie moderne, “bourgeoise” qui a toujours établi une opposition dans la réalité entre deux règnes: le règne de la liberté qui pense l’action libre et volontaire des sujets humains et divin, et le règne de la nécessité qui pense la nature comme régie par des lois strictes. Cette bipartition part du principe théologique qu’un Dieu transcendant, distinct de la nature, serait l’origine “libre” d’un ordre naturel nécessaire. La nécessité est ainsi tributaire d’une liberté qui la fonde. La nécessité qui exprime le dessein de Dieu s’exprime pour nous comme un destin opaque.

Spinoza identifie face à ce modèle binaire Dieu à la Nature et de ce fait la puissance du premier à celle de la seconde. Ceci bouleverse la problématique du courant principal de la philosophie moderne et anéantit la bipartition qui le fonde. La puissance divine s’exprime à travers une infinité de modes finis qui constituent la puissance-même de la nature et celle de Dieu. Chacun de ces modes exprime la puissance divine d’une certaine façon et se trouve être aussi absolu dans l'affirmation de sa puissance que Dieu lui-même. Bien sûr, chaque individu est un produit de la nature, l’effet complexe d’une causalité complexe.  Il est donc nécessaire, mais il est aussi l’affirmation finie de la puissance absolue de Dieu et, comme Dieu lui-même, il peut produire des effets conformes à son essence et être libre. Liberté et détermination ne sont pas des contraires si on entend par cause libre celle qui produit des effets conformes à son essence ce qui n’a rien à voir avec une volonté d’indétermination.

Sur la base du déterminisme spinoziste Althusser produit une théorie de la détermination sociale fondée sur la complexité et en opposition au déterminisme stalinien. Il n’existe pas pour Althusser de causalité simple de l’économique sur les autres instances du tout social, mais un jeu complexe où toute réalité se présente comme l’effet d’un ensemble, non prédéterminé, de déterminations. C’est ce genre de détermination irréductiblement complexe et toujours singulière qu’Althusser nommera “surdétermination” se servant d’un terme emprunté à Freud. Tout événement historique est l’effet d’une rencontre de lignes de causalités variées dont rien ne permet de prévoir la rencontre. Ainsi, pour l’Althusser de Pour Marx, la seule règle en matière de détermination historique est l’exception sans que l’économique puisse jamais agir comme une cause simple.

Pour penser la surdétermination au sein du tout social Althusser parlera dans Lire le Capital de “causalité structurale” et il identifiera cette causalité structurale à la causalité immanente de Spinoza. La causalité structurale pense la détermination du tout par les parties ainsi que, viceversa, la détermination de chacune des parties par un tout toujours déjà complexe. Ainsi est reprise dans un contexte marxiste la causalité immanente de Spinoza qui présente Dieu comme cause immanente et non transitive de ses effets, c’est à dire comme une cause infinie qui est active et présente dans ses effets finis. Un texte inédit de 1967 qui reprend une conversation entre Althusser et le Père Breton sur Spinoza et l’émanatisme refuse de penser Dieu comme une réalité “résiduelle” par rapport à ses formes d’expression, les attributs infinis qui sont autant de registres de l’être. La puissance et l’essence divines sont entièrement investies dans les effets de Dieu, autrement dit dans la nature. Dieu n’a jamais été autre chose que la nature infiniment complexe et non un principe simple de celle-ci. Également, dans les pages de LLC, la base matérielle n’est jamais autre chose que les diverses instances qui la déterminent au sein d’un “tout complexe structuré à dominante”.

Cette détermination complexe se fonde sur la rencontre sans loi préalable de lignes de causalité multiples. Althusser nommera cette rencontre en tant qu’événement historique d’un mot emprunté à Lénine: “conjoncture”. Une conjoncture historique est un effet de rencontre dans lequel un certain ordre peut se consolider ou entrer dans une crise définitive. Machiavel, étroitement associé à Spinoza dans un premier moment, sera pour Althusser le grand penseur de la conjoncture. Machiavel fera dépendre dans Le Prince le succès d’une entreprise politique, en l’occurrence l’unification italienne, de la rencontre entre la Fortune, l’ensemble des déterminations données pour une action politique, et la “virtù”, la capacité d’un agent politique de saisir l’occasion et mettre la Fortune au service de son dessein. Aucune loi morale ni juridique, aucune nécessité historique, ne déterminent cette rencontre singulière.

Althusser, dans un deuxième temps, opposera Machiavel à Spinoza. Spinoza sera le philosophe de système face à Machiavel qui bouleverse la philosophie à partir de son extérieur politique et historique. Machiavel, en effet, est un des rares auteurs qui, d’après Althusser, ont pensé leur œuvre à l’intérieur de l’histoire dont cette œuvre fait la théorie, comme une véritable force historique en mesure de produire des effets. Chez Machiavel, comme chez Spinoza, chez Marx ou chez Freud, l’œuvre contient une “topique” c’est à dire un tableau d’inscription spatiale des différents niveaux de détermination d’une réalité donnée. Grâce à l'espace déployé par la topique, l’oeuvre est l’objet d’une double inscription: 1. comme théorie et connaissance générale des conditions d’une action, 2. mais aussi comme idéologie historiquement efficace. C’est en effet, en tant qu’idéologie qu’une théorie peut s’adresser aux masses, les interpeller et devenir efficace. Mais pour cela il faut la situer en tant qu’idéologie dans le cadre de son propre contexte historique. La topique a, en outre, des implications d’ordre pratique. Le Prince de Machiavel est pour Althusser qui reprend cette perspective de Gramsci, un “manifeste”, un appel à l’action et une interpellation adressée à l’individu qui pourra devenir sujet de l’action, le prince. Le Prince, le livre, est un texte à la fois réaliste, en ce qu’il décrit les conditions de la fondation d’une principauté nouvelle, et utopique dans la mesure où il enregistre l’absence du sujet capable d’accomplir cette tâche et que le texte lui-même cherche à produire par interpellation.

Althusser constate dans ses derniers textes que le même rapport existant dans Le Prince machiavélien entre Fortune et vertu se retrouve chez Spinoza dans le TTP quand il s'agit de la rencontre entre le prophète et son peuple ou même dans la théorie des affects de Spinoza qui est une théorie des bonnes et des mauvaises rencontres que peut faire le conatus, c’est à dire l’effort de chaque individu pour persévérer en son être. Chez Machiavel et chez Spinoza Althusser rencontre un même univers libre d'ordre moral, de fondement et de garantie. À propos de cette proximité, Althusser ira jusqu'à affirmer dans un texte inédit que Spinoza aurait “théorisé” la philosophie implicite de Machiavel. On peut déterminer cette proximité dans un rejet commun, manifeste chez Machiavel et dissimulé chez Spinoza d’une philosophie de système qui ignore son rapport à la pratique. Dans la mesure où les deux penseurs font recours à la topique ils constituent deux véritables anomalies dans la philosophie moderne européenne.

La crise du marxisme de la fin des années 70 est reconnue et annoncée par Althusser dans ses écrits et interventions de l’époque. Cette crise marque la fin de toute illusion sur la nécessité historique du socialisme fondée sur un déterminisme économique ou sur une autre base quelconque. L’idée de détermination en dernière instance qui présente l’économie comme un fondement et une origine du processus historique se révèle comme un résidu téléologique et, en dernier terme religieux. Le socialisme scientifique et le matérialisme dialectique ne constituent pas des formes de pensée révolutionnaires mais des positions apologétiques de l’ordre établi, que ce soit dans les États socialistes ou dans les Partis communistes occidentaux. L'idée d'une histoire lisible parce qu'écrite dans la réalité historique doit être abandonnée comme idéaliste. L'histoire, comme le montre cette transition à reculons  du socialisme au capitalisme, n’a pas de direction. Il ne reste dans l’histoire effective, que ce que Machiavel appelait “la verità effettuale della cosa" ou Spinoza, d'un mot lucrétien "rerum natura", la nature des choses sans lois prédéterminées, sans déterminisme et sans téléologie. Sans aucune garantie.

L’histoire se présente comme aléatoire, à la fois complexe et opaque. Elle ne peut être connue en transparence puisqu’en bon matérialisme spinoziste l’idée du cercle n’est pas le cercle et l’idée du chien n’aboie pas et l'histoire réelle, par conséquent ne se confond pas avec la connaissance de l'histoire. La connaissance ne s’obtient pas par simple lecture ou expérience vague, mais par production de concepts. Toute autre chose, nous enseigne le spinozisme d’Althusser, est illusion, projection d’un désir sur la réalité. La réalité historique n’a pas de lois prédéterminées, toute loi, toute régularité provient d’une rencontre entre divers éléments, d’une rencontre qui "prend", dont le rapport entre les éléments se reproduit en une structure stable. Althusser, comme l’avait fait Spinoza dans bien des passages de son œuvre, retrouve le matérialisme non nécessitariste de l’Antiquité, celui de Lucrèce et d’Épicure qui avaient déjà profondément influencé Machiavel et Spinoza. Un matérialisme de la rencontre, un matérialisme aléatoire, qui renonce à nommer une détermination en dernière instance en deçà de toute rencontre, parce que la détermination en dernière instance n’est que l’autre nom de l’origine, ce dernier résidu du principe de raison suffisante et d’une métaphysique téléologique. Toute instance devient déterminante en dernière instance, toute instance est base matérielle.

Le capitalisme actuel, un capitalisme qui réalise la subsomption réelle du travail dans le capital, semblerait donner raison à cet Althusser aléatoire, tant le capitalisme lui-même a liquidé cette localisation stable d’une base matérielle dans la production “matérielle”. La production est aujourd’hui généralisée, la vie entière dans tous ses aspects produit de la valeur. Althusser le reconnaît dans ses derniers textes politiques parfois délirants: la politique et l’économie se confondent, mais l’idéologie elle-même devient centrale dans la production capitaliste. Le panorama apaisant dominé par le développement des forces productives doit être abandonné.

Tout doit être repensé à nouveaux frais, avec la même radicalité dont Marx avait fait preuve en son temps pour analyser le capitalisme industriel naissant et Althusser s'y essaie; il reconnaît les différences entre le capitalisme actuel et celui du XIXème siècle et de la première moitié du XXème siècles, l’extrême mobilité de l'instance dominante dans la phase actuelle, la dispersion de la production dans toutes les instances. Toutefois, Althusser rencontre une limite: il ne pense pas la spécificité d’un capitalisme à dominance financière et se trouve incapable de comprendre les conséquences de cette nouvelle configuration pour une politique communiste. En outre, il conçoit, poussé par un théoricisme résiduel, l’organisation comme une coordination mondiale d’intellectuels. L’idée d’une politique des multitudes, de la capacité de production intellectuelle et de détermination stratégique des multitudes, reste étrangère à Althusser. Non qu’il ne reconnaisse pas l’existence d’une grande vertu communiste dans les interstices du capitalisme actuel, mais cette virtù, reste subordonnée à un regard d’en haut. La topique ne s’applique qu’à l’intellectuel et au dirigeant, pas à la multitude. Le regard du Parti demeure bien présent comme l’oeil de Dieu dans la tombe de Caïn, alors que les contenus théoriques associés à ce regard ont été définitivement liquidés. Le spinozisme d’Althusser a accompli sa tâche destructrice, mais il n'a pas atteint une théorie, encore moins une pratique de la potentia multitudinis, la puissance de la multitude qui est la clé matérialiste de la politique spinoziste. On voudrait s’exclamer: “encore un effort, Althusser, pour devenir spinoziste!” Il existe aujourd’hui, au sein même d'un néolibéralisme qu'Althusser a eu la vertu de ne pas assimiler à une simple défaite, beaucoup de virtù, beaucoup de conatus et de cupiditas, de désir de libération, de désir communiste de coopération libre, pris dans les rets d’un capital financier qui le capture et qui l’exploite. Il s’agit pour nous de le libérer!


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