martes, 26 de marzo de 2013

Sur l' "ordo geometricus" dans l'Ethique de Spinoza

L'Ethique n'a pas d'introduction, or une introduction est le dispositif classique par lequel les deux espaces de la connaissance vulgaire et celui du savoir rationnel entrent en contact. L'introduction, même celle qui se nie elle-même comme l'introduction à la Phénoménologie de l'esprit hégélienne, a un but de traduction, de transfert du lecteur dans le contexte démonstratif de l'auteur. Le lecteur de l'Ethique se trouve tout d'un coup devant un dispositif de démonstration rébarbatif qui ne fait aucune concession au sens commun, au langage dans lequel nous nous reconnaissons tous. Ce dispositif a par sa propre nature découragé plus d'un lecteur de poursuivre la lecture de l'Ethique. Dans une certaine mesure, la forme géométrique d'exposition est plus efficace que la simple adresse exclusive que faisait le Traité théologico-politique dans sa préface au "lecteur philosophe". Pour entrer dans l'Ethique il faut donc laisser de côté provisoirement la connaissance commune par expérience vague ou par oui-dire qui constitue la plus grande partie de notre savoir.

L'Ethique de Spinoza se présente elle-même dès son titre comme "Ethica ordine geometrico demonstrata". Littéralement, Ethique démontrée selon l'ordre géométrique. Ce mode d'exposition est plus qu'une simple présentation formelle, puisque l'auteur affirme que l'Ethique est "démontrée à la façon des géomètres" et non seulement disposée selon cet ordre de présentation. Cependant, l'ordo geometricus n'a pas seulement une fonction logique qui consisterait dans le développement d'un ensemble cohérent de démonstrations. Il a aussi une fonction stratégique, tournée vers l'extérieur constituant du texte. Le "secret" de l'ordre géométrique doit être cherché dans l'appendice du De Deo: l'ordre géométrique se dirige contre les préjugés téléologiques qui, d'après Spinoza, constituent le plus grand obstacle "épistémologique" à la compréhension de l'Éthique. L'issue principale du labyrinthe de la téléologie est la "mathesis". Grâce à la mathesis, à cette méthode employée dans les mathématiques et la géométrie, mais dont Descartes avait prévu l'extension à bien d'autres domaines, on peut sortir du cercle qui va de l'ignorance des causes de notre désir à l'explication de tous les évènements de l'univers par une "volonté de Dieu" qui n'est que l'autre nom de notre ignorance: "cela seul eut suffi à faire que la vérité demeurât pour l'éternité cachée au genre humain; s'il n' y avait eu la Mathématique (Mathesis), qui s'occupe non pas des fins mais seulement des essences et propriétés des figures, pour montrer aux hommes une autre norme de la vérité, et outre la Mathématique on peut encore assigner d'autres causes (qu'il est superflu d'énumérer ici) qui ont pu faire que les hommes ouvrissent les yeux sur ces préjugés communs, avant de se laisser conduire à la vraie connaissance des choses." La mathesis nous porte donc dans un espace où les fins supposées de Dieu ou de l'homme ne jouent plus aucun rôle, puisqu'il ne s'agit que "des essences et propriétés des figures".

Or, nous le savons depuis le Traité de la réforme de l'entendement, les essences et les propriétés des figures ont cette particularité qu'elles ne peuvent être connues qu'en étant produites par l'activité de notre esprit. Elles ne sont pas de l'ordre d'un simple "donné" que nous trouvons dans la nature et que nous associons spontanément à un sujet donateur qui nous donne la chose et qui lui donne aussi un sens lié à notre propre désir. La structure de l'univers téléologique est régie par ce double don par lequel les objets que nous rencontrons nous seraient connus grâce à une certaine réceptivité qui nous permettrait à la fois de les percevoir et de leur donner du sens. Ainsi, une poire n'est pas seulement un fruit vert avec une série de propriétés physiques, mais quelque chose qui est "bon à manger" et que je vois comme un don divin qui correspond à mon désir. S'agissant des essences et des figures géométriques, la situation est entièrement différente, puisqu'on ne leur suppose pas un sens qui correspondrait à l'intention et à l'intentionnalité d'un donateur. Les figures géométriques ont cette particularité que, plutôt que les rencontrer dans la nature, c'est nous qui les produisons. Un cercle n'existe pas comme tel dans la nature: il y existe certes des formes circulaires, mais elles s'écartent toutes du cercle essentiel. Ce n'est que le cercle essentiel que nous produisons en faisant tourner une ligne autour d'un point fixe qui nous permettra de reconnaître la circularité -modifiée par des accidents- des objets circulaires de la nature. La géométrie spinoziste est une géométrie euclidienne, une géométrie constructive, synthétique et génétique. En cela, elle s'écarte de la géométrie analytique et arithmétique fondée par Descartes. Dans la géométrie génétique spinoziste, la découverte des propriétés de la figure coïncide avec sa production, sa genèse. Le "sens" des essences et des figures géométriques ne préexiste donc pas à sa production qui est à la fois leur invention et la démonstration de leurs propriétés.

C'est tout le statut ontologique de l'individu humain qui est bouleversé par la perspective "géométrique". En premier lieu, la connaissance n'est pas le résultat médiat de la perception d'un donné, mais l'aboutissement d'un procès de production, de construction de l'essence et de ses propriétés. Ceci implique, en second lieu que l'individu connaissant n'est pas soumis à un sens donné (par un Autre) mais est bien le producteur de la chose et de son sens. Ainsi, si Dieu donnait un sens aux objets de la nature dont il nous faisait le don et nous ne pouvions les connaître qu'en en acceptant le don (perception) et le sens (intentionnalité), nous sommes, grâce à l'ordre géométrique, transférés sur un autre terrain qui n'est plus celui de la passivité et de la reconnaissance, mais celui de la production. La connaissance est bel et bien production du vrai à partir de l'idée vraie donnée, mais l'idée vraie donnée n'est pas vraie parce que sa vérité nous ait été révélée, mais parce qu'elle est susceptible elle aussi de production dans le cadre d'un système de signifiants. L'acte de création que l'on supposait à Dieu est remplacé par un acte humain de production qui est le véritable contenu de l'acte divin. La chose et la connaissance vraie de la chose sont, en effet, comme dans l'intellect "archétype" divin, produites simultanément. On objectera que cette méthode ne peut s'employer que pour certains objets. En effet, Spinoza s'inspire ici très probablement de Hobbes pour qui il n'y avait que deux domaines où cette connaissance productive (synthétique a priori) était possible pour l'homme: la géométrie et la politique (au sens large, législation et éthique y comprises), puisque ce sont les seuls domaines où la réalité de la chose connue soit entièrement produite par les hommes (cf. Hobbes, De Corpore, I, cap. I, §VIII).
Hobbes exclut donc de ce domaine de la connaissance exacte tout ce qui est soit sans cause comme Dieu et les attributs divins ainsi que les autres objets de la théologie, mais aussi ce qui a une cause qui ne coïncide pas avec la productivité humaine comme les objets physiques. La physique, à la différence de la géométrie et de la politique nous apparaît comme une "science extérieure à la chose, hypothétique et nominale". (Hobbes, De Homine, cap. X, §v, p.93).

Spinoza, ne respectera pas ces restrictions hobbésiennes. Très probablement, les autres voies d'issue à part la Mathesis ("les autres causes"), qui permettent d'après l'appendice du De Deo de quitter le champ de la téléologie inclueraient comme chez Hobbes la politique et l'Ethique elle-même, puisque, comme il l'affirme dans la Préface d'Éthique III: "Je traiterai de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l'Esprit sur eux, suivant la même méthode que j'ai utilisée dans ce qui précède à propos de Dieu et de l'Esprit, et je considérerai les actions et appétits humains comme s'il était question de lignes, de plans et de corps." Ainsi, si la causalité et la génération ne sont pas étrangères à Dieu, qui est causa sui, cause de lui-même, l'essence divine pourra être connue et autoproduite par une méthode géométrique qui coïncide dans sa démarche avec l'entendement divin lui-même. C'est bien la coïncidence de l'entendement divin et de l'entendement humain quand ils conçoivent une idée vraie qui va permettre d'écarter l'ensemble de exceptions que Hobbes avait établies. Ni Dieu qui est causa sui, ni les objets physiques qui sont produits par un Dieu qui nous est connaissable à travers sa cause ne seront plus "extérieurs" à la connaissance humaine, puisque leur connaissance vraie sera comme celle des figures géométriques, la connaissance de leur production effective et de leurs conditions d'existence, de ce que Marx appelle dans L'idéologie allemande, les "présupposés effectifs" (wirkliche Voraussetzungen).